LES MARTYRES OUBLIES
12-2003
Les chrétiens du Proche-Orient, coptes en Egypte, maronites au
Liban, chaldéens en Irak, Arméniens en Turquie, melkites ou
orthodoxes en Syrie, ou encore Palestiniens de Bethléem,
connaissent depuis un demi-siècle un exode silencieux. Chassis
de leurs ter-res natales par la guerre et leflux de l'islam.
Retour sur une tragèdie occultée.
PAR MICHEL GURFINKIEL
La principale population de réfugiés, au Proche-Orient, ce ne
sont pas les Pale stiniens musulmans, victimes de la première
guerre israéloarabe en 1948, ni mème les juifs des pays arabes
et d'Iran, contraints à un exode symétrique entre 1945 et 1979,
mais les chrétiens de culture arabe, araméenne, arménienne ou
grecque. Près de dix millions de ces derniers ont en effet été
aménés à aban-donner leur foyers ou à émigrer depuis la Première
Guerre mondiale: le rap-port, avec les réfugiés musulmans de
Palestine (un demi-million d'àmes à l'o rigine) est donc
approximativement de vingt à un; avec les juifs des pays d'i
slam (près d'un million d'expulsés), il serait environ de dix à
un. Ces données, étrangement, sont mal connues. Plus étonnant
encore: l'exode des chrétiens se poursuit sous nos yeux, à
l'aube du XXIe siècle, sans susciter beaucoup de corripassion ni
mème de curiosité médiatique. Le cas le plus fla-grant est celui
des Palestiniens chrétiens de Cisjordanie: voici une vingtaine
d'années, ils formaient 15% de la population locale; depuis la
mise en place d'un pouvoir palestinien autonome, en 1994, ils ne
sont plus que 2 à 3%. Une situation analogue se dessine en
Egypte, où la minorité chrétienne copte, hier florissante, en
est peu à peu réduite à émigrer. Le journaliste américain Joseph
Farah, lui-mème d'origine arabe chrétienne, estime qu'à ce
rythme, on pour-rait passer au Proche-Orient d'une population
chrétienne actuelle de quinze millions d'àmes à six millions à
peine vers 2020. Ce serait le dernier acte de l'effacement du
christianisme
dans la région même où il est né, où il a fixé sa doc trine et
où il s'est doté des structures qui, aujourd'hui encore,
régissent sa vie communautaire dans le reste du monde:
épiscopat, conciles oecuméniques, clergé, monachisme. Pourquoi
cette situation? Dans un article publié en octo bre dernier par
un journal proche du
Saint-Siège, Civiltà Cattolica, l'analyste italien Giuseppe de
Rosa rappelle que l'islam est avant tout "la religion du djihad
", "une interminable entreprise guerrière en vue de conquérir
les territoires" qui ne lui appartiennent pas encore. Il ne
raisonne donc qu'en termes binaires: membres du groupe contre
étrangers, amis contre ennemis, auxiliai res utiles ou
populations inutiles, fidèles ou infidèles. Immense différence
avec la plupart des autres religions, à commencer par le
judaïsme et le christianisme, qui, même quand elles recourent à
la guerre, donnent la priorité à des considérations
non-guerrières, telles que le droit natu rel ou la société
civile. Les chrétiens ont pu être tolérés par les pouvoirs musul
mans à certaines époques et dans certains lieux. Quand les
circonstances changent, cette tolérance disparaît. Jusqu'au VII0
siècle, le Proche-Orient était presque exclusivement chrétien.
L'i slam l'a supplanté par la force. Deux grandes étapes: la
conquête arabe qui islamise l'Egypte et le Levant en six ans à
peine, de 636 à 642; la conquête turque qui grignote l'Asie
mineure entre le Xème et le XVème siècles. Une seule et même
stratégie: quelques opérations militaires décisives permettent
aux musulmans de prendre le contrôle politi que d'une
province ou d'un Etat; le nouveau pouvoir joue ensuite des
divisions entre chrétiens (jacobites contre melkites, coptes
contre orthodoxes, Grecs con tre Latins); enfin, le régime de la
"dhimma" ("protection"), mélange de mesu res discriminatoires et
d'oppression financière, incite peu à peu les chrétiens à se
convertir, en général par familles ou parentèles entières. Au
bout de quelques générations, un pays qui était chrétien à 90%
au moment de la conquête ne comporte plus que quelques minorités
chrétiennes, soit dans les villes, où elles exercent des
professions jugées "utiles" par le pouvoir islamique, soit dans
des régions difficiles d'accès, notamment les montagnes. A deux
reprises, une modification du rapport de forces global entre
islam et chrétienté a permis aux Eglises d'Orient de reprendre
souffle et même de con naître une brève renaissance: les
Croisades, du XIe au XIIIe siècles; et surtout l'expansion
européenne moderne, du XVIIIe siècle au second tiers du XXe siè
cle. Pendant cette seconde période ("la plus heureuse de leur
histoire" selon l'universitaire chrétien hiérosolomytain George
Hintlian), les communautés chrétiennes sont "adoptées" par les
puissances occidentales: la Russie veille sur les orthodoxes, la
France sur les Eglises rattachées à Rome, et la Grande-Bretagne
sur toutes les autres communautés; l'Autriche, l'Allemagne,
l'Italie, les Etats-Unis et même la Grèce interviennent
également. Les pouvoirs musul mans sont donc contraints
d'accorder aux minorités une pleine liberté religieu se et une
égalité sociale ou politique presque complète. Les chrétiens
d'Orient ont en outre accès plus largement que les musulmans à
une éducation de type occidentale, elle-même facteur de réussite
économique: ils forment l'essentiel de la classe moyenne dans
l'Empire ottoman jusqu'à la Première Guerre mondiale, avant de
jouer un rôle analogue, jusque vers 1970, dans la plupart des
pays arabes. Mais la fin de la domination occidentale (ou la
décolonisation) annulent ces acquis du jour au lendemain. Les
Occidentaux y consentent au nom de leurs propres principes,
judéo-chré tiens ou laïques: droit naturel, droits de l'homme.
Les musulmans n'y voient qu'un retour de balancier géopolitique
en leur faveur, même s'il est moins dû à une victoire militaire
qu'à la simple démographie (en moyenne, le taux de natalité des
musulmans est deux fois plus élevé que celui des chrétiens au
Pro che-Orient). Dans certains pays islamiques, les chrétiens,
ou certains groupes chrétiens, sont expulsés. Ailleurs, on les
ramène, en droit ou en fait, à un statut de seconde zone, ce qui
les amène à émigrer. Le phénomène s'accélère avec la montée, au
sein de la société musulmane, de mouvements dits intégristes ou
"islamistes", prônant un "djihad" permanent et l'exclusion
totale des nonmusulmans des zones anciennement islamisées, comme
le monde arabe.
TURQUIE
La Turquie ottomane avait entrepris, en 1915, de liquider la
minorité chrétien ne arménienne d'Anatolie orientale (1,5
million d'âmes). En 1922, Mustafa Kemal expulse la communauté
grecque orthodoxe d'Asie mineure (1,5 millions d'âmes), mesure
suivie, il est vrai, par un "échange de populations": le tran
sfert en Anatolie des Turcs vivant encore en Grèce (cinq cent
mille personnes). Quelques trois cent mille Grecs vivaient
encore dans la région d'Istanbul et de la mer de Marmara,
rassurés par le régime républicain et laïque institué par Kemal
à partir de 1923: des discriminations, au début des années 1940,
puis une série de pogromes, au début des années 1950, entraînent
des départs en masse. Du moins la République turque a-t-elle
châtié les instigateurs des pogromes: allant jusqu'à condamner à
la potence le premier ministre de l'époque, Adnan Menderes. Il
ne reste plus aujourd'hui en Turquie que cent mille chrétiens
environ SYRIE
Les communautés chrétiennes (grecque-orthodoxe, melkite,
arménienne, araméenne) formaient le quart de la population
syrienne au début du XXe siècle. Elles représentent encore 7% de
la population actuelle: 1,5 million sur près de vingt millions.
Cette survie relative s'explique tient aux particularités de la
poli tique locale: le régime Assad, en place depuis 1970,
s'appuie sur la minorité musulmane alaouite qui, afin de
contrebalancer la majorité sunnite (un peu plus de 50% de la
population), a passé des alliances avec les autres minorités du
pays, chrétiens mais aussi druzes ou sunnites kurdophones. Pour
autant, les chrétiens n'ont pas cessé de s'interroger sur
l'avenir. Et d'émigrer, quand l'occasion leur en était donnée.
Au besoin, ils se font passer pour Palestiniens à l'étranger,
afin de bénéficier d'aides caritatives ou de sympathies
politiques. Un "mensonge honnête": une partie des Palestiniens
sont d'origine syro-libanaise récente.
LIBAN
En 1932, 800.000 chrétiens formaient 55% d'une population
libanaise évaluée à 1,5 million d'âmes. Aujourd'hui, après
diverses turbulences et surtout la lon gue guerre civile de la
fin du XXe siècle (1975-1990), les chrétiens sont 1,5 millions,
soit 27% sur 4,5 millions. Plus de la moitié d'entre eux sont
des "réfugiés de l'intérieur", chassés de leur ville ou village
d'origine et contraints de se réin staller dans les derniers
bastions à majorité chrétienne, comme la banlieue Est de
Beyrouth. Une diaspora libanaise chrétienne s'est constituée en
Europe, aux Etats-Unis, en Amérique du Sud, en Afrique
subsaharienne, en
Australie. Au total, elle compterait six millions d'âmes, dont
deux millions aux Etats-Unis. Si le président de la République
est toujours un chrétien (une tradition remontant à 1943), le
pouvoir réel est désormais aux mains des musulmans sunnites ou
chiites. Certains clans chrétiens se sont alliés aux alaouites
syriens, "protec teurs" et occupants du Liban depuis 1990.
D'autres, notamment le patriarche maronite Nasrallah Sfeir,
militent pour la restauration de l'indépendance nationale.
PALESTINE
Les chrétiens formaient au début du XXe siècle près du quart de
la population arabe palestinienne, soit un peu plus de cent
mille âmes sur un total d'un demi-million. En 1948, ils en
formaient probablement 20%: soit trois cent mille âmes sur 1,2
million. Après la première guerre israélo-arabe, on a compté
environ soixante-dix mille personnes déplacées chrétiennes, en
sus des cinq cent mille réfugiés musulmans. Entre 1949 et 1967,
le régime jordanien, puissance occupante en Cisjordanie, a
multiplié les vexations à l'égard des chrétiens et favorisé leur
émigration: la population chrétienne de Jérusalem-Est passe
alors de 28.000 âmes à 11.000, ce qui signifie que 17.000
personnes (61% de la population) ont été chassés. Le régime
israélien, de 1967 à 1993, favorise au contraire le maintien des
chré tiens sur place, mais sans aller jusqu'à rattacher à
Jérusalem les localités chrétiennes de la périphérie, comme le
souhaitait le maire chrétien de Bethléem, Elias Freij. La mise
en place en 1994 de l'Autorité palestinienne, le quasi-Etat
musulman dirigé par Yasser Arafat, est une catastrophe: des
persécutions perpétuelles conduisent au départ des trois quarts
de la communauté. Cer tains d'entre eux trouvent refuge en
Israël, les autres en Europe ou aux Etats-Unis. A Bethléem, on
ne compte plus que 15% de chrétiens en 2003, contre 62% en 1990:
les habitants chrétiens expulsés ont été remplacés par des
Bédouins islamistes de la région de Hébron.
ISRAËL
Seul Etat non-arabe et non-musulman du Proche-Orient, Israël
compte aujourd'hui trois cent cinquante mille habitants
chrétiens sur 6,5 millions, alors qu'il n'en recensait en 1951
que trente mille sur 1,5 million: en chiffres absolus, cette
population a donc été mutipliée plus de onze fois; en chiffres
relatifs, par rapport à une population en très forte croissance,
elle est passée approximati vement de 3 % à 6%. Au cours des
vingt premières années qui ont suivi l'indépendance (1948-1968),
de nombreux chrétiens israéliens de culture arabe ont émigré.
Aujourd'hui, on assiste au contraire à une immigration de
Palestiniens chrétiens de Cisjordanie en Israël. Les communautés
catholique et orthodoxe ont en outre été renforcées, dans les
années 1990, par l'arrivée de nombreux chrétiens de l'ex-URSS
autorisés à immigrer en raison de liens familiaux avec des
juifs. Le Vatican a signé un concordat avec Israël en 1998 et
vient de créer un évêché catholique de langue hébraïque.
JORDANIE
Lors de sa création en 1923, l'émirat de TransJordanie ne
comptait qu'un demi million d'habitants, dont quelques milliers
de Bédouins chrétiens, descendants des tribus christianisées
attestées en Arabie jusqu'à l'époque de Mahomet. Après 1948,
cette communauté a été grossie par des réfugiés chrétiens
palesti niens des environs de Jérusalem, qui lui étaient liés
par des cousinages et des mariages depuis le XVIIe siècle. Elle
représente aujourd'hui 10% environ de la population totale.
Depuis 1970, la dynastie hachémite protège ses sujets chré tiens
afin de se concilier l'opinion publique occidentale. L'un des
confidents du feu roi Hussein, le journaliste Rami el-Khouri,
était chrétien.
IRAK
Près de 10% de chrétiens en Irak en 1920 (300.000 sur 3 millions
d'habitants), 3% aujourd'hui (un million sur vingt-quatre
millions d'habitants). L'un des "actes fondateurs" du
nationalisme irakien a été le massacre, en 1932, de plusieurs
mil liers d'Assyriens chrétiens du nord du pays, de langue
araméenne, et l'expul sion de plusieurs dizaines de milliers de
survivants. Il est vrai que cette com munauté réclamait la
création d'un Etat autonome. Le premier roi, Faycal 1er,
personnage romantique venu du Hedjaz, est mort de chagrin et de
dégoût quel ques mois plus tard après ce génocide, tandis que
son fils Ghazi organisait une parade pour célébrer l'événement.
Les autres chrétiens irakiens, notamment les Chaldéens
catholiques, ont émigré à 50%, ou s'en tiennent depuis à une
attitude de soumission absolue envers le pouvoir musulman.
Saddam Hussein avait pour ministre des Affaires étrangères un
catholique, Tarik Aziz, aujourd'hui pri sonnier des Américains.
Fondateur du Baath, le parti nationaliste arabe dont se
réclamait Saddam, le chrétien syrien Michel Aflak a été
contraint de se conver tir à l'islam quand il s'est réfugié en
Irak, dans les années 1970.
ARABIE SAOUDITE
Le christianisme et le judaïsme sont interdits dans le royaume,
sous le prétexte que la Péninsule arabique, terre sainte de
l'islam est "analogue à une mosquée". Les juifs ne peuvent
obtenir de visa d'entrée, sauf s'ils détiennent un passeport
diplomatique. Les chrétiens étrangers en situation régulière
diplomates, hommes d'affaires ne peuvent célébrer leur culte
qu'en privé. Le prosélytisme entraîne l'expulsion immédiate,
s'il s'agit d'un étranger, et la mort, s'il s'agit d'un Saoudien
ou du ressortissant d'un pays musulman.
PAYS DU GOLFE, YEMEN
Les citoyens ne peuvent pratiquer une autre religion de l'islam:
les minorités, naguè re nombreuses, ont été progressivement
expulsées. Les étrangers (y compris les rési dents permanents)
sont autorisés à pratiquer le christianisme en privé. Quelques
familles juives autochtones jouissent du même privilège à
Bahrein et au Yémen.
IRAN
Officiellement, la population chrétienne n'atteint pas 0,2%. On
l'évalue parfois à 0,5%. Bien traitée sous la dynastie Pahlavi,
elle bénéficie d'une certaine indifférence de la part de la
République théocratique instituée par Khomeini en 1979, et
dispose d'un député au parlement. Tout acte de prosélytisme est
puni de mort, ainsi que toute relation sexuelle avec une femme
musulmane. Les élè ves des écoles chrétiennes doivent assister à
des cours d'initiation à l'islam, destinés à "hâter leur
conversion à la religion véritable". Les autorités de Téhé ran
préfèrent les chrétiens "nationaux", comme les Arméniens,
installés dans le pays depuis le XVIe siècle, aux "étrangers",
arrivés plus tard. Les catholiques sont particulièrement mal
vus, notamment depuis la conversion de la princes se Ashraf,
soeur jumelle du dernier chah. La moitié des chrétiens iraniens
auraient fui depuis 1979. La plupart se sont réfugiés en
Californie.
EGYPTE
Ce sont les coptes égyptiens qui, en se ralliant aux conquérants
arabes en 642 par haine envers les Byzantins orthodoxes, ont
rendu irréversible la progres sion de l'islam en Orient. Cette
communauté a connu une brillante renaissance au XIXe siècle et
au début du XXe siècle, sous la monarchie d'origine turque
fondée par Mehemet Ali. Elle représentait alors 15 à 20% de la
population et défendait l'idée d'une civilisation "pharaonique",
propre à l'Egypte et diffé rente de la culture arabe. La
révolution nassérienne, à partir de 1952-1953, lui a été fatale:
les coptes ont été exclus de la classe politique, sauf quelques
personnalités symboliques (comme le ministre d'Etat Boutros
Boutros-Ghali, devenu secrétaire général de
l'Onu puis secrétaire international à la Francophonie) puis
dépouillés de leur pouvoir économique.
Sous Hosni Moubarak, au pouvoir depuis 1981, les vio lences en
tout genre (de l'attentat à la bombe au viol) se sont
multipliées, inci tant les jeunes gens et les jeunes filles à
émigrer vers la Grande-Bretagne, le Canada et les Etats-Unis.
Les coptes ne seraient plus aujourd'hui que cinq mil lions
environ en Egypte, soit 6 à 7% d'une population égyptienne
globale éva luée à 65 millions d'âmes.
Tra le mie pubblicazioni: Arabi cristiani e arabi musulmani
insieme verso il XXI secolo, Nuove Edizioni Duomo, Milano 1991.
Cristiani e musulmani verso il 2000, una convivenza possibile,
Ed. Paoline 1995.
L'Islam: storia fede, cultura, Ed. La Scuola,
Brescia 1996.
Musulmani e cristiani: i nodi invisibili del
Dialogo, Ed. Carabà, Milano 2002.
Giuseppe Samir Eid